Profondément ébranlé par la Première Guerre mondiale, Rolland s’est instinctivement tourné vers l’espace indien pour y trouver nourriture et lumière. Tout comme ses deux idoles, Beethoven et Goethe, il s’était toujours intéressé à l’Inde, à « la ruche de son esprit antique, [à] sa divine polyphonie ». Pendant ses années normaliennes, il avait lu la traduction de Eugène Burnouf de « la Gîta – un volcan », dont il avait griffonné des passages sur une page du manuscrit de sa pièce Danton. Déjà, en 1908, il écrivait à Cosette Padoux : « Dites a la terre, à la mer, et à l'air : Romain Rolland vous salue. Peut-être irai-je là-bas un jour, dans cette vie ou dans une autre. » Mais ce n'est qu’après le désastre de la Première Guerre mondiale qu'il s'est réellement tourné vers « l'Inde – Notre Mère ». La première référence faite à l'Inde dans le journal de Rolland date de 1915 ; c'est une citation d'un article sur « une Politique mondiale pour l'Inde », écrit par Dr Ananda F.Coomareswamy et paru le 24 décembre 1914 dans l'édition de The New Age consacrée à Rolland. Ils ont échangé quelques lettres, et, le 12 février, Coomareswamy lui a envoyé un exemplaire de la Bhagwadgita ainsi qu'un livre intitulè Arts et artisanats de l'Inde et de Ceylan. La réponse de Rolland était exaltée : « Cet univers est trop riche, trop plein ! Ma poitrine éclate. Elle est trop petite pour le contenir. »
Rolland avait lu L'Offrande lyrique de Tagore (grand poète indien) et n’en aimait pas la célèbre traduction en français d'André Gide. Tagore, quant à lui, était – comme la plupart des Indiens – fasciné par Jean-Christophe. Mais ce qui a vraiment déclenché le dialogue entre Rolland et l'Inde, c'est le discours anti-nationaliste et universaliste que Rabindranath Tagore avait prononcé à l'Université Impériale de Tokyo, en octobre 1916, et que Rolland avait scrupuleusement recopié dans son journal sur l’Inde commencé depuis peu, en le qualifiant de «tournant dans l'histoire du monde ». « Les Asiatiques sont maintenant conscients de la dégénérescence de l’Europe »,
Peu après, Tagore et Rolland signent avec Bertrand Russell, Benedetto Croce, Henri Barbusse, Stefan Zweig, et d'autres, La Déclaration d’Indépendance de l’Esprit. Quelques jours plus tôt,
suite au massacre de Jalianwallahbag, Tagore a montré au monde sa force de caractère en refusant le titre de Chevalier que lui avaient décerné les Anglais. Rolland et Tagore se sont enfin
rencontrés le 19 et le 21 avril 1921, d’abord dans le minuscule appartement de Rolland à Montparnasse, puis à Boulogne-sur-Seine où Tagore logeait avec son fils, au 9, quai du 4 septembre. Tagore
parla de son projet d'Université à Santiniketan, au Bengale, où il souhaitait opérer la synthèse des différentes cultures d’Asie. Ils se sont tous deux dévoilé leur irrésistible passion pour la
musique. Tagore a chanté ses chansons et parlé de Bach. Rolland écrit dans son journal : « Il est fort beau, presque trop. Toute sa figure rayonne d’une joie abondante et tranquille, qui se
traduit dans toutes ses paroles.»
Romain Rolland et Tagore
L’hypocrisie de Moscou à l’égard de Gandhi le mettait hors de lui. Son admiration pour des Indiens tels que Tagore ou Gandhi, puis, à la fin des années vingt, pour Sri Ramakrishna et Swami
Vivekananda, à un moment crucial de l’histoire, est inextricablement liée à sa haine pour ces dieux moribonds et ces assassins. En parlant de Tagore et de Gandhi, Rolland écrivait en février 1923
:
« On ne sait qui admirer le plus, du saint ou du sage génie. Bonheur unique pour l’Inde d’avoir possédé en même temps ces deux grands hommes qui sont, chacun, l’expression d’une
des faces de la plus haute vérité ! Nul ne mérite davantage une place dans cette galerie de héros. Je n’en connais pas de plus pur, de plus simple et de plus véridique. Vous pouvez être fier de
posséder cette "grande âme". L'Europe n’en a aucune qui l’approche, de bien loin ! En dépit des réserves qu’on peut faire sur certaines conceptions et sur leurs dangereuses déformations dans
l’esprit des disciples, j’admire et je vénère Gandhi. »
Rolland que Mahatma Gandhi, Tagore, Nehru, Lajpat Rai,
Rajendra Prasad, Sir Jagadish Chandra Bose et Netaji Subhash Chandra Bose vinrent voir dans la Villa Olga, à Villeneuve. Si Rolland n’a jamais pu se rendre en Inde, les meilleurs esprits de
l’Inde sont venus le voir, lui, le meilleur poète, le meilleur penseur politique, le meilleur savant. Pendant une cinquantaine d’années, Romain Rolland, plus que tout autre, a complètement dominé
et influencé la vie intellectuelle de l’Inde.
Pour les indiens, il fut « la grande âme », « le vrai créateur ».
Le « Jean-Christophe » de Rolland fut traduit en plusieurs langues en Inde et très lu et beaucoup d’articles à cette époque dans les revues indiennes sont consacrés au grand écrivain français.
Ses oeuvres étaient lues dans les prisons par des combattants de la lutte pour l'indépendance. Parce que, pendant tout ce temps, l’Inde brûlait. Mahatma Gandhi écrit le 19 mars
1928 :
« Je m'empresse de voir Romain Rolland. Il me semble être l’homme le plus sage de l’Europe. Il serait vraiment tragique que nous ne nous rencontrions pas. C'est ça qui m’ébranle le plus. »
Il a écrit ailleurs que l’objet principal de son voyage en Europe était de rencontrer Rolland. Nehru, « très impressionné » par Rolland lors de ses nombreuses visites à Villeneuve, a noté la
communion d’esprit qui existait entre Rolland et Gandhi.
La réaction de Gandhi à sa mort (1944) est révélatrice de la place qu’occupe Rolland
en Inde. « Pour moi, et pour des millions d’autres, Romain Rolland n’est pas mort. » La dernière référence de Gandhi à Rolland est l’hommage ultime du plus grand penseur social de l’Inde.
Lorsqu'un éditeur lui a demandé d’écrire la préface de l’autobiographie de Rolland, il ne s’est pas senti à la hauteur de la tâche.
On retiendra pour terminer que Romain Rolland fur le fut le premier à faire connaître la vie de Gandhi avec son livre Mahatma Gandhi en 1924.
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